Ce qui relevait du tabou durant la guerre froide est désormais assumé, répété, théâtralisé. En avril-mai 2025, cette banalisation du discours nucléaire atteint une intensité inquiétante, au point de devenir une composante ordinaire de la communication du Kremlin et de ses relais.
Dès les premières semaines du conflit, Vladimir Poutine avait averti qu’il n’hésiterait pas à utiliser « tous les moyens disponibles » pour protéger les intérêts vitaux de la Russie. Une formule suffisamment vague pour inclure l’arme nucléaire, et suffisamment répétée pour s’ancrer dans les esprits. Ce discours a évolué jusqu’à une annonce majeure en septembre 2024 : la révision de la doctrine nucléaire russe. Ce changement doctrinal autorise désormais le recours à l’arme atomique non seulement en cas d’attaque nucléaire ennemie, mais aussi en réponse à une attaque conventionnelle contre la Russie ou ses alliés, si elle est menée par un pays soutenu par une puissance nucléaire. En novembre, Poutine a ajouté que si l’Ukraine acquérait un jour des armes nucléaires, cela justifierait une riposte immédiate de Moscou, y compris nucléaire.
Sur le terrain, cette stratégie s’est traduite par le déploiement d’armes nucléaires tactiques au Bélarus dès mars 2023. Le Kremlin a présenté cette manœuvre comme une réponse "symétrique" au stationnement d’armes américaines en Europe, mais en réalité, il s’agissait d’un avertissement clair : l’Europe est désormais dans le viseur direct de l’arsenal nucléaire russe.
Parallèlement à cette escalade doctrinale et opérationnelle, la propagande d’État s’est engouffrée dans la brèche ouverte par le pouvoir. Depuis Moscou, les figures médiatiques pro-Kremlin rivalisent de scénarios apocalyptiques. Margarita Simonian, Dmitri Kisselev ou encore Vladimir Soloviev évoquent sans détour, lors d’émissions à large audience, l’éventualité d’une Troisième Guerre mondiale. Ils désignent des cibles : Londres, Berlin, Paris. Et ils nomment les armes : Poséidon, Satan 2, ou les hypersoniques Kinzhal. Les médias diffusent des animations montrant la destruction nucléaire du Royaume-Uni par un raz-de-marée atomique, des cartes des temps de vol entre Kaliningrad et les capitales occidentales. Ce n’est plus de la dissuasion, c’est de la mise en scène.
Cette rhétorique alarmiste s’est également répandue sur les réseaux sociaux via des milliers de comptes prorusses — souvent automatisés — diffusant en continu des messages sur l’imminence d’un conflit mondial. Cette stratégie d’influence, bien identifiée par les chercheurs, repose sur le principe de saturer l’espace public de récits contradictoires, hyperboliques, pour désorienter, choquer, paralyser. L’effet recherché est double : à l’extérieur, dissuader l’Occident de soutenir davantage l’Ukraine sous peine d’escalade nucléaire ; à l’intérieur, renforcer la mobilisation patriotique en instillant l’idée d’une Russie assiégée, menacée d’anéantissement.
Cette instrumentalisation du discours de fin du monde est magistralement analysée par la journaliste Elena Volochine dans son ouvrage Propagande. L’arme de guerre de Vladimir Poutine, paru à l’automne 2024. Correspondante de guerre et fin observatrice du système médiatique russe, elle décrit avec précision comment le pouvoir construit une réalité parallèle, dans laquelle la Russie est présentée comme victime d’un complot occidental, et l’arme nucléaire comme un recours défensif légitime. Volochine montre comment cette propagande, habilement tissée, rend pensable l’impensable. Elle ne se contente pas d’informer : elle prépare psychologiquement à l’acceptation d’un basculement stratégique majeur.
Ce glissement est d’autant plus préoccupant qu’il intervient dans un contexte d’usure du conflit, où les lignes de front se figent, mais où la guerre informationnelle s’intensifie. En agitant en permanence le spectre nucléaire, Moscou cherche à fracturer les opinions publiques occidentales, à faire douter les sociétés, à refroidir les élans de solidarité avec Kiev. Ce ne sont plus seulement des armes qui sont déployées, mais des récits de fin du monde.
Ainsi, en ce printemps 2025, le discours nucléaire russe n’est plus une simple menace implicite, mais une parole politique assumée, martelée, rendue presque banale. Ce que l’on n’osait dire hier est désormais dit, répété, illustré. L’arme nucléaire a quitté les cercles stratégiques pour devenir un outil de communication — et cela pourrait bien être la plus dangereuse des ruptures induites par cette guerre. Car plus la parole nucléaire se répand, plus elle perd son caractère d’ultime recours. Et plus elle devient une option "parmi d'autres", plus elle rend possible ce qu'elle prétend dissuader.
SUIVEZ-NOUS SUR ▼▼