Un demi-siècle après la décision de l’Algérie d’accueillir
sur son sol le Front Polisario et les réfugiés sahraouis à Tindouf, la question
ressurgit: cet accueil n’a-t-il pas constitué une « erreur originelle » dont
les effets se font encore sentir ?
L’histoire débute après 1975, lorsque l’Algérie ouvre la zone de Tindouf aux populations sahraouies fuyant le conflit et au Polisario, qui y proclame en 1976 un « gouvernement en exil ». Au fil des années, les camps se structurent en véritables entités administratives – appelées « wilayas » (Laâyoune, Smara, Aousserd, Dakhla, Boujdour) – avec Rabouni comme centre politico-administratif, le tout sur le territoire algérien. Cette configuration s’est institutionnalisée, au point de devenir l’une des situations humanitaires les plus anciennes au monde selon les agences des Nations unies (UNHCR, WFP, UNICEF).
Sur le plan diplomatique, les lignes de force sont connues. Le Conseil de sécurité de l’ONU renouvelle chaque année le mandat de la MINURSO et réaffirme la nécessité d’une solution « réaliste, pragmatique, durable et mutuellement acceptable ». Depuis 2007, l’initiative marocaine d’autonomie est qualifiée de « sérieuse et crédible » par de nombreux partenaires – États-Unis, Espagne, France, Portugal – et Washington est allé jusqu’à reconnaître en décembre 2020 la souveraineté du Maroc sur le Sahara. L’Union africaine maintient la RASD comme État membre, mais ce positionnement contraste avec le glissement progressif des puissances occidentales et de plusieurs pays arabes et africains vers le soutien à l’autonomie.
Au cœur de la controverse figure également la question du recensement et de la gouvernance des camps. À ce jour, aucun enregistrement formel des réfugiés n’a été conduit, malgré les encouragements répétés des Nations unies. L’UNHCR travaille avec des chiffres de planification : environ 90 000 bénéficiaires considérés comme les plus vulnérables et 35 000 rations supplémentaires, tandis que certains documents humanitaires estiment à près de 173 600 le nombre de personnes ayant besoin d’aide. Cette absence de recensement alimente les critiques récurrentes sur la transparence, la distribution de l’aide et la responsabilité des institutions sahraouies qui administrent les camps sur sol algérien.
Le coût de ce statu quo reste, lui aussi, largement opaque. Du côté humanitaire, les besoins annuels sont estimés à près de 100 millions de dollars pour la période 2024-2025. Mais le volet budgétaire algérien – sécurité, infrastructures, subventions – n’a jamais été ventilé publiquement. Cette zone d’ombre nourrit l’argument d’un « gaspillage financier », renforcé par des affaires documentées, notamment le rapport de l’Office européen antifraude (OLAF) en 2015 révélant des détournements d’aide humanitaire. L’Union européenne a depuis renforcé ses mécanismes de contrôle, mais le soupçon demeure, pesant à la fois sur les circuits de l’aide et sur la gouvernance des camps.
À cela s’ajoute la dimension sécuritaire. Situés aux confins du Sahel, les camps de Tindouf ont été le théâtre d’incidents graves : en octobre 2011, trois humanitaires européens (deux Espagnols et une Italienne) ont été enlevés à Rabouni par le MUJAO, une scission d’AQMI, avant d’être libérés l’année suivante au Mali. Ces événements ont mis en lumière la porosité de la zone et la nécessité d’un dispositif sécuritaire permanent et coûteux. Toutefois, il convient de souligner qu’à ce jour, si ni l’ONU, ni l’Union européenne, ne classent le Front Polisario comme organisation terroriste, les États-Unis ont en pratiquement enclenché la procédure. Des allégations de collusions individuelles avec l’économie criminelle transsaharienne circulent, mais aucune condamnation internationale formelle n’a encore visé le mouvement lui-même pour terrorisme.
Ces éléments nourrissent l’idée, défendue par certains analystes et figures politiques en Algérie même, que l’accueil du Polisario à Tindouf a produit des effets pervers. D’un « actif diplomatique » supposé conforter la politique régionale algérienne, Tindouf est devenu un passif stratégique : il cristallise une situation sans issue claire, engendre des coûts récurrents, expose le territoire à des risques sécuritaires et contribue à isoler Alger sur le plan diplomatique, alors que le consensus international glisse vers une autonomie négociée plutôt que vers une indépendance hypothétique.
La crainte d’une « implantation définitive » de la RASD sur le territoire algérien est au cœur des inquiétudes. Les structures civiles, judiciaires et administratives sahraouies y opèrent depuis des décennies, et plusieurs générations sont nées et ont grandi dans ces camps. Juridiquement, l’Algérie reste État hôte ; politiquement, elle rejette l’idée d’un ancrage étatique sahraoui à Tindouf. Pourtant, chaque année qui passe rend la situation plus irréversible et plus coûteuse à dénouer.
Les scénarios de sortie existent, mais ils supposent une volonté politique et une coordination internationale. La piste la plus évoquée reste celle d’un accord autour de l’autonomie proposée par le Maroc, assorti de garanties internationales et de mécanismes de retour ou de réintégration pour les réfugiés. D’autres approches mettent en avant la nécessité d’un recensement complet, d’une meilleure redevabilité de l’aide, d’une liberté de mouvement accrue et d’un retour volontaire progressif. Enfin, une normalisation, même minimale, des relations algéro-marocaines pourrait faciliter des mesures de confiance (visites familiales, échanges frontaliers) jadis encouragées par l’UNHCR.
Au final, qualifier Tindouf « d’erreur originelle » n’est pas dénué de fondement. Humanitairement, l’accueil initial répondait aux obligations de protection ; politiquement, en revanche, l’érection d’un gouvernement en exil durable sur sol algérien a créé une ambiguïté lourde de coûts, de risques et d’inerties. La situation actuelle ressemble à une impasse : diplomatiquement marginalisante, sécuritairement fragile, et financièrement lourde. Pour l’Algérie, éviter l’« implantation définitive » suppose désormais trois gestes décisifs : faciliter enfin le recensement, ouvrir la voie à un compromis conforme aux résolutions onusiennes les plus récentes, et dépolitiser progressivement la gestion des camps au profit d’une solution négociée, sous garantie internationale.
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